« Primes, ou détournement de crédits de recherche ? » : contribution salutaire d’un jeune chercheur du CNRS qui refuse une prime ISFIC... de 50 000 euros !

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Contribution de Samuel Alizon, jeune CR1 au CNRS, adhérent SUD-RE, qui explique mieux qu’un tract syndical l’effet pervers de la politique des primes individuelles « au mérite » pratiquée au sein de la recherche publique...

Chapeau pour cette tribune parue dans Le Monde du 20 juin dernier. Espérons que ce geste fort incitera la direction du CNRS à revenir sur les primes au « mérite’ » !

Décodage : ISFIC comme Indemnité Spécifique pour Fonction d’Intérêt Collectif. On connait aussi la PEDR (ex-PESte)... un bel encouragement à continuer la mobilisation engagée contre l’application du dispositif RIFSEEP !

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Primes, ou détournement de crédits de recherche ?

Depuis 2010, le CNRS octroie une prime aux chercheurs ayant obtenu une des énormes bourses de l’European Research Council (ERC) (une agence de moyens qui finance des projets de 1,5 à 2,5 millions d’euros). Cette prime, l’Indemnité Spécifique pour Fonction d’Intérêt Collectif (ISFIC), s’élève à 50.000 euros sur 5 ans. Lauréat d’un de ces pactoles, j’ai pourtant demandé à ne pas toucher cette ISFIC ; demande à laquelle, après beaucoup résistance (et d’incompréhension), le CNRS a fini par accéder « exceptionnellement ».

Accepter cette prime - qui représente presque deux ans de mon salaire - me poserait en effet un problème éthique. Appelons un chat un chat, ce serait un détournement de fonds : 50.000 euros nets versés à un chercheur, c’est 69.000 euros amputés à l’enveloppe remise par l’ERC à l’organisme de tutelle qui contribue au bon déroulement du projet, en fournissant par exemple des locaux ou en employant du personnel administratif.

On me rétorquera que la prime IFSIC compense la surcharge de travail suscitée par un projet ERC. Notre direction pense-t-elle vraiment que les 97% de chercheurs du CNRS qui n’ont pas la chance d’être financés par l’ERC ont une charge de travail inférieure d’un tiers ? D’autre part, pourquoi ne pas prendre en compte la surcharge de travail des gestionnaires de laboratoire ? Dans mon unité, le CNRS affecte une gestionnaire pour 14 chercheurs CNRS, chacun ayant ses propres projets de recherches. Malgré deux financements ERC obtenus en 2015 dans l’unité, aucun renfort n’est prévu pour gérer toutes les commandes, missions et recrutements additionnels. N’est-il pas plus pertinent d’embaucher du personnel pour effectuer les tâches administratives supplémentaires que de verser une prime individuelle ?

C’est que la prime ISFIC relève en fait d’une logique de rémunération au mérite pour les chercheurs, qui pose plus d’un problème. Alors que des résultats de qualité sont impossibles sans le travail de doctorants, de techniciens, de collaborateurs, tout cet environnement collectif est méprisé par une récompense attribuée à un chercheur seul. Sur un autre plan, même si la qualité de l’évaluation scientifique de l’ERC fait l’unanimité, son faible taux de réussite laisse une énorme part à l’aléatoire. Depuis 2008, moins de 3 % des 11.000 chercheurs du CNRS ont obtenu une ERC. Dans ces conditions, la réussite auprès de l’ERC peut-elle servir de critère pour différencier des rémunérations au même grade, alors qu’au sein du CNRS avancement et promotions sont décidés par des commissions nationales, où s’exercent des choix collectifs et transparents ?

Outre ces raisons de principe, refuser la prime est aussi un choix pragmatique pour moi : le CNRS ayant accepté que les 69.000 euros soient conservés par mon laboratoire, cela m’assure de pouvoir effectuer mes recherches au terme du financement de l’ERC. Car les crédits de recherche fondamentale se font rares en France, la priorité étant donnée aux applications directes et aux logiques court-termistes. Ce mois-ci, tout le comité d’évaluation scientifique de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) en mathématiques et informatique a ainsi préféré démissionner plutôt que de gérer la pénurie et avaliser une logique purement administrative. Comment accepter la prime alors que la majorité de mes collègues doit se battre chaque année pour obtenir un dixième de son montant afin de pouvoir simplement travailler ?

La logique de précarisation de la recherche fondamentale se manifeste aussi dans la dégradation de l’emploi. Au CNRS, le nombre de postes ouverts au concours chercheur est passé de 400 en 2010 à 300 en 2014. La casse est encore plus forte du coté des ingénieurs et techniciens. Cela n’est pas sans lien avec les primes. Si le CNRS ne peut pas créer tous les emplois que lui autorisent les lois de finance actuelles (plus de 500 postes par an sont concernés), c’est directement lié aux primes (160 millions d’euros en 2014), pour la plupart opaques et inégalitaires.

Ces problèmes dépassent bien sûr le CNRS. Ils résultent d’une volonté politique et idéologique de sacrifier la recherche fondamentale et, plus largement, les services publics. Idéologique car de l’argent, il y en a. Dans le cas de la recherche, 6 milliards d’euros ont encore été gaspillés en 2014 pour un Crédit Impôt Recherche qui sert avant tout de niche fiscale aux grandes entreprises comme l’a montré un rapport de Sciences en Marche. À titre de comparaison, 6 milliards, c’est deux fois le budget annuel total du CNRS (y compris les salaires des 33,000 agents) et 12 fois celui des projets financés annuellement par l’ANR – dont des projets d’entreprises privées, ce qui montre au passage que les soi-disant incitations fiscales à la recherche pourraient être évaluées. Mais loin de fermer le robinet du crédit impôt recherche, le gouvernement a préféré s’attaquer en mai au budget des instituts de recherche et des universités…

Il y a urgence à agir et à rompre avec les politiques bornées de précarisation et de privatisation de ces dernières années. La crise que traverse la recherche fondamentale en France est profonde. Dans cette contexte, les primes de quelques dizaines de milliers d’euros versées à une poignée de chercheurs jugés méritants font partie du problème, et pas de la solution.

Samuel Alizon

Chercheur en biologie

Laboratoire Maladies Infectieuses et Vecteurs : Écologie, Génétique, Évolution et Contrôle (UMR CNRS IRD Université de Montpellier 5290)

Auteur de « C’est grave Dr Darwin ? L’évolution, les microbes et nous » (Le Seuil, Paris, 2016).

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